Un singulier duel

Si La Fontaine était parmi nous, il aurait écrit une fable poétique intitulée La chenillette et la charrue[1]. En son absence, une humble prose.

Ma rue était le théâtre d’activités inhabituelles et nombreuses le jour d’une incroyable tempête; cette avenue grimpe et serpente. Mon appartement en hauteur offre une vue imprenable sur son défilement.

Le tout commence le matin : un chemin impraticable et des trottoirs inexistants. Après des heures d’attente, un énorme chasse-neige fait son apparition et pousse littéralement des tonnes de blancheur (40 centimètres garnissent déjà le sol). La puissance de ce véhicule! Un autre de même acabit le suit : même manège. Une voie carrossable naît sous mes yeux. D’intrépides piétons et voitures s’y aventurent de temps à autre, mais l’infatigable poudrerie en rebute plusieurs.

Le temps passe… En bas de la côte, un chasse-neige plus modeste se pointe, repousse l’autre limite de la rue et crée une deuxième voie de circulation automobile. Ouf!

Tout va pour le mieux jusqu’à l’apparition inopinée d’une grosse chenillette. Celle-ci remonte la pente à toute vitesse et, sur son passage, découpe une partie piétonnière. Elle redescend ensuite à toute allure, agrandissant cet espace sur son passage. Consternation pour l’observatrice que je suis : dans son zèle, la chenillette repousse la neige dans la rue et détruit le patient labeur de la charrue. Curieux duel.

Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que la chenillette en remet. Elle revient et reprend sa course de bas en haut et de haut en bas. Elle promène triomphalement sa maîtrise du territoire. Pour les simples automobilistes, c’est le retour à une seule voie praticable! Je retourne, désolée, à mes occupations.

Beaucoup plus tard, nouveau vacarme. Je cours à la fenêtre. Deux charrues descendent dignement la montagne. Pour quoi faire? La première, munie de deux lames, déplace vers le côté opposé le banc de neige créé par la chenillette. Ça alors! La deuxième poursuit le travail et la rue retrouve ses deux voies. Quel soulagement!

Ce que j’avais pris pour un duel était, à long terme (!), une œuvre de collaboration.

N.B. Le lendemain, à l’aube, une souffleuse vint couronner le travail de la charrue et de la chenillette. Le vrai déneigement eut lieu quelques jours plus tard.


[1] La charrue est un anglicisme très utilisé au Québec, La Fontaine aurait-il sourcillé?