Une nouvelle…brève!

Le doute

« Philippe ne sera plus là… jamais. »
Elle en prenait conscience, chaque jour un peu plus.
« Comment imaginer ma vie sans son humour, sans sa culture, sans son optimisme, sans sa compassion, sans son intérêt pour mes textes. Il fut mon meilleur lecteur : relisant, annotant, commentant, soulignant certaines trouvailles. »

Ainsi songeait Clarisse, qui se berçait doucement près de la rivière. Perdue dans ses pensées et ses souvenirs : « cette rivière me ressemble, elle est calme en surface, mais parcourue de courants, de petits remous, de lumière et d’ombre, elle se promène sur de longs kilomètres, charrie toute une histoire, mais poursuit sa course vers une fin plus large qui l’absorbera complètement. »

Et la vieille balançoire! Clarisse caresse le bois patiné par l’usure. Celle que les villageois appellent la belle étrangère continue de se balancer en humant les odeurs de la campagne.
En fermant les yeux, elle se représente Laurent, son nouveau personnage. Il prend vie dans sa tête; il a des copains, un travail, une maladie le guette… L’imagination de Clarisse l’entraîne dans un ailleurs plein de rebondissements. Insensible au monde extérieur, hors du temps, Clarisse se perd dans la création.

Elle revient éventuellement sur terre. Le départ de Philippe la laisse complètement déstabilisée. Malgré des moyens modestes, il l’avait soutenue financièrement. « Depuis dix ans, j’ai eu la liberté d’écrire, de réfléchir, d’étudier. Cherchant ma voie, j’ai tâté presque tous les genres littéraires. Mes nouvelles ont été publiées, même mon premier roman. Est-ce suffisant pour être reconnue comme auteure? » Elle est naturellement humble, mais ces jours-ci, elle a basculé dans une inquiétude abyssale. « De quoi vais-je vivre? Ai-je nagé dans l’illusion? Ai-je le talent nécessaire? Aurais-je le courage de me replonger dans un texte interminable alors que je suis seule et pauvre par surcroît? » En plein désarroi, rongée par l’inquiétude, son angoisse lui vrille le ventre.

« Chaque fois que je me suis mise à l’œuvre pour rédiger quelque chose de sérieux, je me suis réfugiée dans la solitude de cette maison (merci papa!), mais je n’étais pas seule, la pensée de Philippe me tenait compagnie. Mais maintenant…Ah, si j’avais des enfants! »

L’incertitude la mine. Malgré un retour apparent à la vie normale, Clarisse reste obsédée par le choix à faire: les contraintes de son ancien métier de réviseure ou les aléas de la romancière? « Je me connais, je ne pourrais pas mener les deux activités de front ». Elle reste préoccupée, distraite, oubliant de vérifier ses messages téléphoniques et ses courriels. Elle en arrive même à chercher son destin dans les feuilles de ses multiples tasses de thé. Aujourd’hui, elle fait corps avec cette balançoire qu’elle n’arrive pas à quitter.

Ce doute en fait surgir un autre. « Suis-je trop vieille pour connaître un nouvel amour? » Écrivaine, peu préoccupée par son apparence, elle a toujours attaché plus d’importance au rythme de la phrase, à la précision des termes, aux méandres de l’intrigue. « Devrais-je me résoudre au camouflage féminin? Devrais-je teindre mes cheveux? »
Elle observe longuement cette rivière qui l’a toujours inspirée et qui chemine au gré des rencontres de surface et aux imprévus du fond… « La rivière, elle, ne doute pas. » En même temps, malgré tout, le futur personnage de Laurent (et sa vie aventureuse) fait surface dans la tête de Clarisse.

Toujours perdue dans ses pensées, protégée des bruits de la route par l’étendue du gazon, elle n’entend pas la voiture d’Yves. Il s’approche doucement et vient la rejoindre…

« Yves!!! »

Il s’assoit en face d’elle dans la balançoire.
« Bonjour Clarisse. »

Elle esquisse un faible sourire mais ne répond pas.

« Tu sais, le patinage de vitesse n’est plus de mon âge, je suis devenu entraîneur. Après Sotchi, j’ai pris le temps de visiter d’autres anneaux de glace et de rencontrer des collègues. Arrivé à Montréal, je me suis rendu au 3245 Des Érables : il n’y avait personne. Mais je savais où te trouver!»

Tout en racontant son travail aux jeux Olympiques, il la regarde. Il la trouve toujours belle malgré ses 52 ans, ses cheveux qui grisonnent et l’absence de maquillage. Tellement vivante! Il attend ce moment depuis plusieurs années. Il tente une amorce…
« J’ai appris le décès de Philippe … »

Clarisse ne répond toujours pas.
La présence d’Yves la ramène en arrière, aux temps de leurs amours, mais aussi de leurs conflits. L’athlète et la réviseure. « Nous nous sommes aimés! Nous avons connu des moments merveilleux. Avec le temps, les horaires mal synchronisés ont eu raison de notre enthousiasme. Mais j’ai surtout eu peur de perdre mon identité, de ne pas avoir le temps d’écrire. Je me projetais dans le futur, je me voyais prisonnière du foyer, femme d’athlète, rivée au suspense des « épreuves » de mon compagnon. J’ai eu trop peur, j’ai rompu… Bien sûr, j’ai eu des regrets. » Au souvenir de leur passé, elle pousse un profond soupir.

Yves avait traîné sa peine longtemps (elle l’avait su). Il aimait profondément cette femme qu’il trouvait rieuse, expressive et dynamique. Il s’était incliné devant sa décision et s’était réfugié dans la tyrannie de l’entraînement physique.

Après sa tentative de dialogue infructueuse, il se contente de l’observer. Le sous-entendu de ce regard amoureux irrite Clarisse au plus haut point. « Quel culot! Si près du départ de Philippe. Comment peut-il imaginer que je puisse m’impliquer avec lui, alors que je suis encore sous le choc de la disparition de mon amoureux, envoutée par son souvenir et criante de manques; je me retiens de gémir et de crier parce que j’ai peur de passer pour folle. »
En ce moment, elle a peu de compassion pour Yves et sa tendresse silencieuse. « Je viens de perdre un morceau de moi-même! Je préfère le refuge de ma solitude ». Fixant l’homme en face d’elle, concise et directe, comme à son habitude, elle lui dit :

« Yves, c’est trop tôt. »

Il n’avait pas prévu une telle rebuffade…
Leur conversation ou plutôt leur absence de conversation est interrompue par un homme qui gesticule dans l’entrée qui mène au chalet. Clarisse reconnaît le vieux postier; il lui fait de grands signes. Intriguée, elle se lève, se rend à la route où s’accroche la vieille boîte aux lettres et retire le courrier. « Tiens, une lettre venant d’une adresse que je ne connais pas. » Curieuse, elle décachète machinalement la lettre en revenant sur ses pas.

« Oh! Le bureau du Gouverneur général du Canada… Je viens de gagner un prix littéraire!!! »

Le paysage n’a pas changé, mais Clarisse le trouve plus lumineux. Elle voit le soleil entre les nuages.

« Yves, il faut fêter ça! ».

Elle court vers la maison, cherchant de quoi trinquer. Cette bouteille de porto fera l’affaire se dit-elle… Elle sourit aux murs, au chat, à tout ce qui l’entoure… Elle est soulagée de tellement d’inquiétudes: le loyer, les assurances, la voiture! En toute franchise, elle n’est pas fâchée d’avoir quelqu’un avec qui partager la bonne nouvelle. Yves est là. Quant à leur avenir, elle verra plus tard…

Revenue à la balançoire, elle regarde la lettre et se rend à l’évidence : elle ne peut plus douter, elle va devoir plonger dans l’écriture de son deuxième roman. C’est ce qu’elle explique à Yves, avec plus de douceur cette fois. Patient de nature, il réussit à sourire…

Dans sa tête, elle interpelle son nouveau personnage : « Laurent, j’arrive! »

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