Judith se fond dans le décor. Sa longue robe de couleur foncée descend jusqu’à ses bottines à boutons. Sa taille est soulignée par une courte veste cintrée, sombre elle aussi. Le tout couronné par l’inévitable chapeau. Rien ne la distingue des autres femmes qui se promènent et se rendent tantôt au marché, tantôt à la mercerie, tantôt au salon de thé. Elle ne se laisse pas tenter par ces minuscules aventures, elle se réserve pour « autre
chose ».
Son « autre chose » se trouve à la gare de trains qu’elle fréquente assidûment, mais sans jamais monter à bord. Quel contraste entre la station animée et la rue paisible où elle habite! Elle a connu une longue période d’hésitation et de doute avant de se résigner à ces visites. « Est-ce vraiment nécessaire? Est-ce la seule solution? Y aurait-il mieux à faire? » Ces questions l’ont longtemps tourmentée.
Encore une fois, elle se dirige vers le bâtiment ferroviaire : aujourd’hui, elle consulte les horaires et la destination des divers convois. Les uns mènent vers le Nord, les autres, vers le Sud; à l’évocation de ces pôles, deux univers très différents surgissent dans son imagination. Pourtant l’un et l’autre sont inconnus de celle qui a passé sa vie « au milieu » dans l’anonymat d’une petite ville américaine : Middlefield ne fait pas souvent la manchette.
Quand elle revient chez elle, sa tête bourdonne de lieux, de personnes, d’histoires qui se bousculent au point qu’elle doit s’allonger, complètement étourdie. Que faire de ce chaos? Une autre visite permettrait-elle d’y mettre un peu d’ordre?
Elle retourne encore sur les lieux de son étude et s’absorbe dans la contemplation d’une carte du réseau affichée sur le mur du hall. Elle est dérangée dans sa rêverie par l’arrivée d’un train. Elle se retourne et examine les personnages qui descendent des wagons. Cette observation des physionomies, des costumes et des bagages, ne fait qu’augmenter son trouble. Elle reprend le chemin de son domicile.
« Mes allers-retours n’ont rien donné », soupire-t-elle. Malgré ses efforts, la romancière ne trouve pas le point de départ d’une prochaine histoire, encore moins d’une nouvelle intrigue. Bien que jeune dans le métier, elle se rend compte, après réflexion, qu’elle a été victime de son ignorance et de ses illusions. « Je cherche à l’extérieur ce que je trouverai peut-être à l’intérieur. »
Elle poursuit sa réflexion et songe que sa furieuse envie d’écrire trouverait sans doute une voie si elle cherchait à résoudre l’énigme de sa propre vie. Les drames qu’elle a vécus, les dilemmes qui l’ont assaillie nourriraient peut-être son inspiration?
Elle décide de se mettre à l’œuvre dans ce sens malgré les réticences prévues du milieu littéraire qu’elle sait dominé par les hommes. Elle a aussi conscience de s’avancer sur un terrain solitaire, loin des préoccupations des femmes de son milieu.
Judith ne sait pas qu’un jour elle sera célèbre et connue bien au-delà des frontières de son pays…
Vous avez pris une direction tout à fait différente de vos écritures habituelles. Très intéressent. JJ
C’est ma première mini-nouvelle, le texte est un peu plus long qu’à l’habitude, j’espère que la curiosité portera le lecteur jusqu’à la fin. Je n’abandonne pas les souvenirs et les expériences personnelles, mais je vais varier le menu, espérant qu’il continue d’intéresser…
J’aime bien le suspense que tu as installé. «Elle se réserve pour autre chose»: quoi? un amoureux? un geste d’éclat? A la gare: cette autre chose serait le voyage? la capacité de partir pour une destination inconnue, de quitter «Middlefield» (belle trouvaille que ce nom de village!)? Et puis non, l’écriture: un voyage à l’intérieur en quelque sorte.
J’ai tenté de garder le lecteur en haleine jusqu’à la fin.
Ma brièveté est voulue pour laisser place à l’imagination de chacun. Je sais que vous avez beaucoup de ressources dans ce domaine.
J aime bien cette mini nouvelle… Une sorte d’amuse bouche litteraire. bravo Diane, vous avez lancé un nouveau genre !
Merci. Je ne suis pas certaine de pouvoir toujours respecter les règles de la nouvelle, surtout celle qui parle de la transformation psychologique du personnage principal. Mais j’ai commencé une sorte de feuilleton au sujet de la relation entre Marcel et Alie. Je vais cependant rester brève, finalement, je crois que cela me définit…
J’aime beaucoup ton texte. Tu as su créer un suspense jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il s’agit de trouver l’inspiration pour un roman. J’ai bien aimé ta phrase qui dit que c’est à l’intérieur de soi qu’il faut chercher l’inspiration, même si les prémisses d’une histoire sont souvent le fait d’une observation, d’un anecdote. J’imagine que tous ces gens qui sortent du train peuvent être de la bonne matière. Ça mérite d’être développé.
Lorsqu’on écrit même de la fiction, on ne peut échapper à soi-même. Mais la création implique d’utiliser des personnages et des situations différents de soi. De cette façon, je crois que c’est plus intéressant pour tout le monde…